Un anniversaire déjanté : la publication des nouvelles, chapitre 7

Un anniversaire déjanté : la publication des nouvelles, septième chapitre.

Nouvelle 7

RIDEAU

de Nathalie JACQMIN-CLAUTIER

RIDEAU

 

La lumière est basse, les invités silencieux. Derrière le rideau, je perçois leur présence. Chaque année, c’est pareil. Cela fait quarante ans que Lucie est entrée dans ma vie. A l’époque, je lui avais confié avec nostalgie toute la tendresse que mettait ma mère, alors récemment décédée, dans l’organisation de fêtes d’anniversaire chaque année plus réussies que l’année précédente. Était-ce mon âme de petit garçon qu’elle voulait entretenir, ou un sentiment de rivalité envers sa défunte belle-mère, je ne le saurai jamais, mais toujours est-il que cette confidence sur l’oreiller déclencha chez ma Lucie une frénésie organisationnelle qui trouva, année après année, son apothéose le jour J, lorsque je prenais un an de plus. Et alors que, l’âge avançant, je commençais à trouver moins drôle de voir mon compteur s’affoler, Lucie s’amusait chaque fois un peu plus à entretenir le mystère autour de surprises qu’elle voulait toujours plus originales. A tel point que j’ai fini par mesurer chacune de mes paroles, sous peine de voir une pensée concrétisée en cadeau d’anniversaire suivant, ce qui m’avait parfois joué de vilains tours ! Comme cette fois où j’avais crâné lors d’une soirée entre amis en prétendant que moi aussi, j’adorerais sauter à l’élastique au beau milieu des falaises (ce qui ne risquait pas d’arriver dans notre petit village de campagne…). J’en fus quitte pour une incommensurable frayeur quelques mois plus tard, grâce à mon ingénieuse épouse qui avait mis sur pied une escapade dans les Vosges, incluant un saut à Epinal ! Bien sûr, il y avait eu des années plus calmes, comme après la naissance de notre dernière fille quelques semaines avant mon anniversaire. Cette année-là, elle s’était « contentée » d’un petit restaurant entre amis, durant lequel elle avait quand même réussi à réunir quasi la totalité de ma classe de terminale ! A l’époque sans Facebook, ce fameux réseau social auquel je n’entends rien mais que Lucie utilise avec brio !

Attendez, je ne suis pas en train de me plaindre… Mon épouse est formidable, nos trois filles le sont aussi, même quand elles deviennent les complices de leur mère qui se réjouit de les impliquer dans ses plans secrets.

Et même quand elle s’acharne, depuis quarante longues années, à faire semblant d’avoir oublié mon anniversaire. Oui, parce que, voyez-vous, ça fait partie du rituel de Lucie… Faire comme s’il s’agissait d’un jour normal, même si, dans le fond, ça l’est ! Le réveil à mes côtés, avec un rapide baiser auquel succède un café fumant qu’elle me sert au saut du lit, déjà pétillante d’énergie alors que je peine à garder les yeux ouverts et que mes premiers mots ressemblent plus à des grognements monosyllabiques qu’à des phrases intelligibles. Je sais qu’elle n’a pas oublié, je sais qu’elle m’enverra probablement un sms plus tard dans la journée, en faisant mine de s’excuser de son oubli et en me souhaitant un très joyeux anniversaire, en me promettant de le fêter après le repas familial par une petite douceur, léger écart à son régime alimentaire plutôt draconien.

De mon côté, j’ai toujours, ce jour-là, l’impression que les heures filent trop vite. Car même si je l’aime, ma Lucie, je ne sais pas comment lui dire que parfois, le seul cadeau dont j’ai vraiment envie est de passer un anniversaire calme, sans invités exubérants ou sans surprise grandiose. Oui, j’ai aimé mes nouveaux skis, oui, j’ai adoré voir Madonna en concert, bien sûr que ça m’a plu cette leçon de conduite sur le circuit de Francorchamps, évidemment que le Louvre valait le déplacement… Mais j’ai l’impression qu’à force de vouloir en faire toujours plus, elle perd l’essentiel de ce qui me plaisait tant dans les fêtes de Maman… Un gigantesque buffet de desserts à partager avec mes quelques amis les plus proches…

Ce matin, quand elle m’a apporté mon café et m’a déposé un baiser, j’ai eu envie de la retenir… De lui dire : — Ma Lucie, annule tout pour ce soir… Prenons le large, filons pour un week-end improvisé sur la côte d’Opale et prenons le temps d’être rien que nous deux… Puis, j’ai vu briller au fond de ses yeux l’espiègle petite lueur, ravie d’avance de cette nouvelle soirée qu’elle m’a concoctée, et je n’ai pas eu le cœur de la décevoir. Alors, quand d’un ton détaché elle m’a dit : « — Chéri, ce soir, tu pourrais passer me prendre chez Christine ? J’ai promis de l’aider à accrocher ses nouveaux rideaux… Je pense que tu pourrais venir vers 19h, nous aurons certainement fini… » je n’ai pas eu le courage de protester.

Cette année, la petite sauterie aurait donc lieu chez Christine, notre fille cadette ? A bien y réfléchir, l’idée n’est pas mauvaise ! Son architecte de mari et elle viennent d’emménager dans une magnifique villa à quelques kilomètres de chez nous.

Si je m’étais écouté, ce matin… Si je l’avais enlacée et emmenée de force dans mon vieux coupé BMW, vestige de ma jeunesse, je ne serais pas là, ce soir, à entendre les chuchotements à travers le tissu, à percevoir la tension palpable de tous ceux qui se trouvent derrière… Il y a Lucie, qui renifle d’émotion dans les bras de Christine. Il y a nos deux autres filles, bien sûr, flanquées de leurs maris, eux-mêmes pas tout à fait certains d’être à leur place. Il y a ma sœur, que je reconnais à sa respiration rauque de fumeuse acharnée.

Pourquoi je n’avance pas vers la lumière ? Elle est là, devant moi, je n’ai qu’un pas à faire pour y entrer… Elle m’appelle depuis que je suis derrière ce rideau. Mais il y a ce bipbip lancinant qui semble me retenir ici. Qu’est-ce que c’est, d’ailleurs ? Péniblement, je tourne la tête. Un flash douloureux accompagne ce mouvement. Et d’un coup, ça me revient… Comme si j’avais eu besoin d’un peu de courage pour supporter cette soirée en famille, j’ai bu. Un peu d’abord, mais finalement plus que de raison, avant de prendre la route vers la maison de notre fille. Conscient que cela allait probablement contrarier Lucie, j’ai espéré qu’un chewing-gum suffirait à masquer mon méfait. Je me suis penché vers la boîte à gant pour en saisir un paquet. Hors de ma portée, j’ai dû détourner les yeux. Une seconde seulement. Rien qu’une toute petite seconde… La seconde qui a suffi à me précipiter droit sur un poids lourd dont les coups de klaxons affolés n’ont pu m’éloigner.

Et alors que le flash des phares m’emprisonne dans le souvenir, je prends conscience de l’origine du bip. C’est cet homme, là, allongé sur ce lit d’hôpital, le visage en compote, relié à mille tuyaux qui envoient vers les moniteurs ces bips lancinants. Il me semble pourtant que les bips s’espacent… Et alors que je décide de m’approcher de la lumière pour rejoindre le rideau qui sépare l’espace de soins des familles, le bip se fait constant. Sans une excuse, un médecin me coupe la route pour écarter le rideau et je fais enfin face à ma famille. J’ai envie de m’excuser de leur avoir fait si peur, je les regarde timidement. Mais ils ne me regardent pas. A mesure que le médecin prononce des paroles inaudibles, leurs visages se décomposent. Ma Lucie s’effondre dans les bras de nos filles.

– Mais attendez, ce n’est pas si grave !  je leur crie.

Ils ne m’écoutent pas, sanglotent de plus belle et m’ignorent superbement. Je suppose que Lucie est fâchée après moi, que les médecins lui ont parlé de mon taux d’alcool et de mon irresponsabilité. Je jure :

– Allons, ça suffit, j’ai compris le message ! On ne m’y reprendra plus !

Je leur dis que la famille de cet homme, là, derrière moi, est bien plus à plaindre ! Et, comme pour appuyer mes mots, je me retourne en le pointant du doigt. Et en le regardant, je croise son regard fixe de mort et me saisis d’effroi. Ces yeux vides qui me fixent dans ce visage mort, ce sont les miens…

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