La réaction fut inattendue. Voir sa bagnole défoncée comme cela aurait tendance à irriter n’importe quel mâle. Malgré tout, le bonhomme ne semblait pas insensible au charme de Jo.
– Je suis vraiment…
La « petite madame » s’excuse encore, bredouille, s’agace, fouille son énorme sac à main en tissu rose, cherche ses papiers, va contacter immédiatement son assureur, déballe sur le capot tout un tas de babioles avant de mettre la main sur son portable, son certificat vert…
Lui, ne bouge pas, la regarde, cool.
Joannie vise enfin son interlocuteur. Frédéric s’entretient, bel homme pour sa cinquantaine bien sonnée,costume taillé sur mesure, des mains comme sa coupe de cheveux : soignées. Une paire de Ray-Ban miroir pour couper le visage.
– Je peux vous inviter au restaurant ? Cela tombait comme ça, brut de décoffrage. « Efficace » il dira.
– Quoi ? gouaille Jo, désarçonnée
– On pourrait se retrouver dans un petit établissement en centre-ville, « Au moderne » ?
Elle connaît.
Le boui-boui est un établissement de luxe, quatre étoiles, avec sa carte à trois cents balles le hors-d’œuvre. Le genre de relais restaurant qu’on ne fréquente pas sans avoir sa table. Surtout du jour au lendemain.
– C’est vraiment très gentil, mais je…
– Je payerais ! rassura Freddy.
Il insista, genre le gars un peu lourd et rajouta une réplique facile, digne d’un beauf : « se faire rentrer dedans par une belle fille comme vous… »
– C’est que…
– Vous êtes obligée sinon vous ne me soutirerez aucune information ! Il plaisante maintenant.
Elle finit par craquer.
– De toute façon j’ai votre plaque.
– C’est moi la victime ! s’offusque gentiment alors Freddy. C’est moi qui devrais m’inquiéter ! Vous pourriez vous enfuir, j’ai même pas votre nom ! Vous ne pouvez rien me refuser ou je vous balance aux flics et au tribunal dans la foulée ! » Il a de l’humour.
Cela doit la rassurer, car Jo accepte. Elle lui lâche même un sourire.
***
Une tenue de soirée louée pour l’occasion. Paraître belle, genre Cendrillon. Une location de robe jusqu’au lendemain 245 €, avec une caution de 700 € et un passage obligatoire pour un pressing à 75 €.
L’ardoise s’annonce salée.
– Du Guerlain !
– La beauté a un prix. Jo commence par repousser les frusques au tissu si précieux, la dentelle tressée à la main. Refroidie par le tarif annoncé…
La loueuse insiste de suite :
– C’est pris en charge.
La fille, celle qui conseille des strings à ses clientes, lui explique rapidement :
– Monsieur Sartone nous a prévenus de votre venue.
C’est « Freddy » qui avait conseillé la boutique à Jo. « Vous y allez de ma part ».
– Monsieur est un véritable gentleman, lance la fille, un brin envieuse.
Traduction : Freddy sort le grand jeu.
Joannie est mal l’aise, ce genre de cadeaux… Elle hésite, devrait refuser, payer.
– Je vais vous prendre quelque chose… lance-t-elle alors à la volée. Joannie cherche.
– Quoi ?
– Le string. Je vais prendre le string.
– Vous faites un excellent choix !
La vendeuse lui lance un regard de connivence appuyé. Comme un message fille à fille et emballe minutieusement la minuscule culotte dans un sac à part.
***
Ce fut comme une apparition avait dit l’autre. Mais pas comme l’autre aurait pu l’imaginer. Joannie a débarqué justement vers vingt heures et de poussières, dans son habit de lumière échancré, gauche, enchâssée sur ses hauts talons vernis, sa démarche approximative.
La démarche ne triche pas.
Freddy se précipite au-devant de la belle, tire la chaise, propose à la princesse d’un soir de s’asseoir. Jo atterrit, la trajectoire est approximative, à bout de souffle, le teint rouge pivoine.
– Vous êtes splendide
– Vous y êtes pour beaucoup, relève Jo qui s’écrase sur la chaise d’en face.
Frédéric Sartone, Freddy (c’est comme cela qu’il souhaite que Jo l’appelle) est arrivé en avance au restaurant. Beau gosse. Costume rital taillé sur mesure, des pompes impeccables, une paire de santiags en cuir de croco, « j’adore les reptiles ! ». (Il lui expliquera plus tard pendant le repas que ces groles mexicaines coûtent une fortune en taxes). Le top du chiquissime !
Freddy s’installe en face.
Lui apprécie l’effort qu’a porté la belle à se rendre resplendissante. Il ne louche même pas sur le décolleté.
Un serveur s’approche aussitôt :
– Un apéritif ?
– Oui ! la belle saute sur l’occasion.
Il lui faut bien cela pour surmonter le trouble de cette situation.
– Quelque chose de fort !
Le loufiat lui propose deux trois cocktails à la mode, il parle avec ce ton précieux qu’ont les aristocrates dans les feuilletons télés.
Cela ne cause pas à Jo :
– Je prendrais bien un Jack Daniel’s, sec. Elle se réfugie sur une valeur sûre.
Le pingouin se tourne vers « monsieur ». Le choix quelque peu « populaire » paraît convenir à Freddy qui commande la même chose. Allons-y pour un whisky.
Le repas passe pour un monologue. Frédéric parle beaucoup, de lui surtout :
– Des prêts… je prête de l’argent, je négocie des projets d’investissements importants, j’accompagne des entrepreneurs.
Jo écoute, paraît intéressée. Elle touche à peine à son homard, préfère ruminer sa salade.
– Vous avez quelqu’un ? attaque Freddy, avec aplomb, entre deux gorgées de pinard.
Une question au sous-entendu à peine voilé.
– J’avais.
La réponse tombe vite, comme pour passer à autre chose.
– Célibataire, alors ! Freddy souffle. La belle est libre.
Jo lève son verre, s’enfile le fond et tend le bras pour recharger. Elle a les lèvres graisseuses de vinaigrette à l’huile d’olive de violettes.
Le dessert enchante les papilles plus que les yeux. Le doigt de fondant chocolat dont la précieuse fève de cacao a été torréfiée à cœur et les larmes de vanille des îles je ne sais quoi, « une tuerie » en bouche. La gâterie est achevée en une seule bouchée.
Dommage, y’avait un petit goût « de reviens-y ».
Jo finit par lâcher sa serviette. Passons aux choses sérieuses !
– Pour le constat ? On le dresse quand ?
La belle n’en a pas perdu le nord.
– On pourrait continuer notre discussion chez moi ? Freddy ose. Après tout, les signaux semblent au vert.
– J’ai juste besoin de votre adresse.…
– Justement. J’habite en face, si vous voulez… Freddy espère, tente sa chance.
Jo ne semble pas contre :
– Pourquoi pas ! lance la belle un peu pompette.
***
Freddy sort sa carte Gold, paye en quelques secondes. Joannie passe devant, roulant méchamment du derrière. Ce foutu string commence sérieusement à la démanger…
Une bande de majordomes accompagne le couple à la sortie, dans un ballet de politesses : « J’espère que le repas était à votre convenance »… « nous vous souhaitons une bonne soirée, Madame, Monsieur ».
La porte claque.
Le bruit de la rue, l’air frais viennent apporter comme un brusque retour à la réalité.
Freddy traverse la route, lui propose de le suivre.
Ils termineront dans un loft spacieux, au dernier étage d’une tour prestigieuse de la ville à deux pas du « petit restaurant ».
Un ascenseur privatif dessert le T6 grand standing de Freddy. Cela se confirme, le gars se complaît dans le luxe.
– C’est grand !
– Je vais vendre dans un mois, pour acheter une maison dans le sud, je voudrais profiter du soleil.
Une villa, il précise rapidement. Un détail.
Joannie tourne dans l’appartement, profite de la vue panoramique. Les vitres blindées donnent une impression de déformation, les lumières de la ville scintillent, posées comme des guirlandes sur un ciel noir sans lune.
Jo tourne les talons, se bloque alors sur un vivarium impressionnant. Une tortue se traîne sous une lampe chauffante, dans un décor en plâtre moulé inspiré d’une mare.
Joannie y reste un long moment, semble même parler au reptile. Elle tente d’y passer un doigt.
Freddy s’approche. Il a fait tomber la veste. Ouvre le col. Il prend ses aises. Observe l’animal avec dédain :
– Un trésor de guerre, il ne commente pas plus.
Jo se plie pour le regarder de plus près. Elle observe la couleur rougeâtre qui grignote les tempes du reptile, son plastron de couleur jaune et sa carapace vert marron à brun.
– C’est une Tortue de Floride.
Freddy est surpris :
– Vous vous y connaissez en tortue ?
– Un peu…. Vous savez qu’elles peuvent vivre plus de cinquante ans ? Elles sont rares, interdites à la vente en France, souligne alors Joannie. Qui ne décolle pas ses yeux de la vitre. Elle en a même un léger frisson.
Freddy n’écoute plus. Il préfère se réfugier vers le bar calé dans une bibliothèque imposante. Il tire sur un levier, apparaît alors un frigidaire. Il y pioche une bouteille de champagne de grande marque qu’il avait – par anticipation – mise au frais.
– Je peux même vous dire qu’elle a vingt-trois ans, lance la belle.
Freddy ne relève pas, il déchire la robe en aluminium qui couvre le bouchon du péteux.
– Vingt-trois ans et deux mois….
L’autre s’énerve, n’arrive pas à démêler le fil du fer du bouchon. Ce pauvre idiot ne voit pas Joannie sortir un marteau de charpentier de son sac à main. L’outil est neuf.
– Vingt-trois ans, c’est justement à cette période que j’ai offert à mon mari cette tortue.
Le bouchon pète, une giclée de champagne part. Freddy scotché, vient de comprendre.
Jo est devant lui.
– Vous vous souvenez de ce que vous faisiez il y a six ans ? Vous aviez prêté de l’argent à mon mari. Il tardait à rembourser. Vous l’avez trouvé. Vous avez pris notre tortue et vous lui avez laissé une semaine pour « rassembler l’oseille ». Au passage, vous l’avez tellement tabassé avec ce même genre de marteau qu’il n’a pas survécu.
Freddy n’a pas le temps d’éviter le premier coup qui lui arrache la mâchoire, éclate une douzaine de dents et lui emporte la moitié du nez.
– Monsieur Freddy Marteau !
Le corps du pauvre type s’écroule lentement, d’un bloc. Le temps pour la belle de s’approcher et de s’acharner encore et encore.
FIN
Voilà la toute première nouvelle en lice est sous vos yeux.
Vous le savez le nom de l’auteur ne vous sera pas dévoilé.
Mais c’est un de ces auteurs participants qui l’a écrite :
Maud Mayeras – Olivier Chapuis – Danielle Thiery – Ghislain Gilberti – Marie Delabos – Colin Niel – David Charlier – Dominique Maisons – Sandra Martineau – Marie Van Moere – François Médéline – Ellen Guillemain – Cicéron Angledroit – Valérie Allam – Stéphanie Clémente – Gaëlle Perrin-Guillet – Anouk Langaney – Patrick K. Dewdney – Florence Medina – Michel Douard – Benoit Séverac – Loser Esteban – Jeremy Bouquin – Armelle Carbonel – Jacques Saussey – Yannick Dubart – Nils Barrelon.
Ce sera donc sur les qualités intrinsèques de la nouvelle que le jury devra trancher.
Il en reste 26 à être dévoilées.
Une par semaine si tout se passe bien.
Que de bonnes, très bonnes voire excellentes lectures à venir.
Maintenant à vous de me dire ce qu’elle vous a inspiré.
J’attends avec impatience vos réactions et vos commentaires.
Et saurez vous devinez qui en est l’auteur ?
Il y a parfois des sacrées surprises.
Mais…peut-être l’an prochain serez vous juré(e)s officiel(le)s du Trophée Anomym’us
Ohohoho, j’adore ! C’est brut, j’aurais fait de même que notre vilaine petite dame ! 😛
Je dirais, au jugé, que c’est du Ghislain Gilberti, vu le ton employé, mais un autre auteur aurait pu « copier » un style un peu trash pour mieux dérouter les lecteurs !!
J'aimeAimé par 1 personne
Oui, j’aime bien aussi le coté « trash » mais j’aime aussi les personnages. Le début brutal et la fin surprenante. Ou l(inverse !!!. Non pas facile de dire qui en est l’auteur !
J'aimeAimé par 1 personne
On cherche mais on ne sait pas du tout à quoi s’attendre !! Le truc avec la tortue, je me demandais où elle voulait en venir, la meuf.
J’ai dit Gilberti, mais je pourrais me tromper royalement 😉
J'aimeAimé par 1 personne
Moi je me plante à chaque fois !
J'aimeAimé par 1 personne
Bah, si on donne tous les noms à chaque fois, on gagnera !
J'aimeAimé par 1 personne
je vais poser la question !
J'aimeAimé par 1 personne
On gagnera p’têt un porte-clé !
J'aimeAimé par 1 personne
Ou un porte jarretelle !
J'aimeAimé par 1 personne
Cool !!
J'aimeAimé par 1 personne
vi, hein !
J'aimeAimé par 1 personne